Pour changer un peu du cinoche, j'ai envie de vous causer d'un bouquin qui m'a fait entrevoir ce que pouvait être l'ambiance d'une virée aux "Elephants".
S.Tesson est un voyageur impénitent et passionné, une espèce d'anar philosophe et géographe déjanté qui tire de la publication de ses aventures le moyen d'en entreprendre d'autres. Le dernier défi qu'il s'est lancé (peut-être au sortir d'une des nuits de beuverie dont il se vante trop souvent
) fut de rallier Moscou à Paris en suivant l'itinéraire emprunté par la grande armée en 1812, lors de la retraite de Russie. Pour entreprendre cette dernière lubie, il choisit avec quelques copains de chevaucher trois side-cars Oural, fleurons anachroniques de l'industrie Russe, approximativement conçus pour tailler la route extrême quelle que soit la cruauté du thermomètre ou la qualité des carburants (va savoir si un Oural ne fonctionnerait pas à la Vodka
...)
Le titre de son dernier opus,
Berezina, évoque dans nos esprits un fiasco total, à cause d'une bataille perçue dans notre inconscient collectif comme une pitoyable défaite de la grande armée napoléonienne. L'auteur nous fait prendre conscience du fait que la traversée de la Berezina, dernier obstacle naturel crucial avant l'enfilade des grandes étendues conduisant vers Paris via la Biélorussie, la Pologne et l'Allemagne, cette traversée fut l'occasion d'un dernier coup de bluff réussi et sauva une partie non négligeable de la grande armée, même si le calvaire, enduré jusque là et après, tua 9 sur 10 de ses grognards ou de leurs suiveurs civils !
Je me suis délecté du récit haut en couleurs des petits combats de Tesson et ses potes contre l'hypothermie, les caprices des mécaniques ou les vicissitudes du pilotage approximatif de leurs attelages antédiluviens. Mais plus encore que pour ça, le bouquin vaut le détour parce qu'il nous donne à connaître la réalité des souffrances endurées deux siècles plus tôt par les fanatisés qui suivirent un mégalo dans son délire d'envahisseur.
Le style de Tesson est un régal. Une orgie de mots crus qu'on peine à croire. Des mots crus comme la viande de cheval ou d'humain que les grognards hagards dévoraient à la hâte sans la cuire, à cause du gel qui les harcelait autant que les ennemis lancés à leurs trousses...
Pauvres de nous, confits de confort, nous n'aurions pas tenu la distance, pour sûr !
Maigre consolation pour nos égos, plus de 9 sur 10 d'entre tous ces damnés de l'hiver y restèrent. Sur plus de 500 000 il en revint moins de 30 000... Quant aux chevaux, le tribut qu'ils payèrent fut plus lourd encore, puisque plus d'un demi million d'entre eux furent sacrifiés sur l'autel de la démesure humaine...
L'empereur échappa à nombre de traquenards lui aussi, ce qui lui permit de sévir encore un peu une fois rentré dans ses pénates. Faut-il s'en féliciter ?
A peine rentré de son trip, Tesson lâcha prise au sommet d'une façade qu'il s'était mis en tête d'escalader (il avait l'habitude de grimper à mains nues, et pas forcément à jeûn). Il s'écrasa 10 m plus bas, échappant de très peu à la Camarde. Après quelques semaines de coma, il entreprit de se reconstruire. Je l'ai entendu et vu dans une émission de télé, je peux donc témoigner de sa capacité à pratiquer publiquement l'autodérision, signe d'une intelligence affûtée : pour sa réhabilitation le gros oeuvre est terminé, il attaque les finitions, dit-il avec humour. Il a retrouvé assez de moyens pour faire la promo de son bouquin sur les ondes, mais il avoue que ses prochains voyages, s'il en fait, seront fatalement moins...physiques.
C'est peut-être ce qui rend si fascinant le récit de son dernier baroud. Quand même, respect ! ...